De moins en moins la vie de plus en plus
Devant la mort, il ne devrait y avoir ni cris ni larmes, ni peur ni tristesse, seulement un sourire. C’est le signe de l’étonnement et de la reconnaissance. C’est ce que j’éprouve pour toi, Emilio.
Pourtant, une question me turlupine que j’aurais voulu te poser. Aurais-tu écrit si tu l’avais pu ? J’ai lu quelque part qu’on écrit pour protester contre les insuffisances de la vie. Mario Vargas Llosa a dit cela. Alors toi, aurais-tu écrit ?
Si tu pouvais parler, tu me répondrais que c’est l’histoire de la poule et de l’œuf, qu’un récit commence quelque part. Que tu l’écrirais avant de le vivre. Ou pour le vivre.
Moi, comme Mario Vargas Llosa, je continue de penser que l’écriture ne naît pas du néant. Elle surgit parce que l’écrivain vit. Alors toi, si tu avais vécu, aurais-tu protesté contre les insuffisances de la vie ? Aurais-tu remis la mort en question comme je le fais en ce moment ?
Un récit surgit parce que le personnage vit et agit à l’intérieur de l’écrivain·e sans lui laisser d’autre choix que d’écrire. Emilio, tu vis en moi. Je dois te raconter et je ne sais pas par où commencer. C’est une histoire de poule et d’œuf, c’est vrai. C’est une histoire qui tourne en rond comme un chat se mordant la queue. C’est une histoire de naissance et de mort où la naissance ne mène pas à la mort, mais où la mort crée la vie. C’est notre histoire, Emilio. Sans toi, je ne la vivrais pas. Sans toi, je ne l’écrirais pas.
Ça commence dans le rouge à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont. Les murs de la clinique des saignements sont rouges comme mon sang. Je saigne et nous attendons entre quatre murs rouges, assis sur des chaises en cuir noir. Les néons qui courent sous le plafond brûlent nos pupilles. Je ferme les yeux. Et ton père à ma gauche ne voit pas les larmes qui se cachent là, au fond. De l’autre côté de la porte, dans son bureau rouge comme la salle d’attente et mon sang, l’infirmière interroge l’équipe de radiologie. Ça se passe au téléphone et nous captons ce que nous pouvons de leur conversation. Comme j’aimerais plaquer mon oreille contre la porte. Mais l’infirmière l’ouvre, la porte. Rendez-vous pris pour une échographie pelvienne. Pile ce qu’il faut pour raviver l’espoir de deux parents. Tant que le diagnostic n’est pas tombé, nous pouvons croire que tout va bien. Encore une heure à attendre avant l’examen. L’infirmière nous donne la direction du service de radiologie et nous montons de deux étages.
Ça continue dans le bleu. Nous quittons une salle d’attente pour une autre. Les murs de la clinique de radiologie sont bleus comme la blouse d’hôpital que je dois revêtir. Il y a cette fois une fenêtre dans la salle d’attente. Pas de néons pour nous brouiller la vue. Dehors, le ciel est bleu. C’est à en oublier tout le sang que je perds depuis trois jours et qui coulera encore pendant sept jours.
Depuis le bleu du ciel, mes pensées dérivent vers l’océan. Je pense à ces femmes et à ces hommes qui, comme toi, ne l’ont jamais vu. À Istanbul, une ville entourée par la mer, Sophie Calle a filmé leur première fois. Ces gens qui n’avaient jamais vu la mer sont passés à la postérité parce que l’artiste les a filmés. C’est une exposition qui a fait le tour du monde. Voir la mer. Des gens ne l’ont jamais vue. Alors on les filme pour immortaliser leur première fois et pour se souvenir d’eux. Car une première fois, c’est un saut dans le vide. Interdiction d’oublier. L’image prend le plein pouvoir de ma mémoire. Grâce aux images de Sophie Calle, je me souviens de gens que je ne connais pas. En pensée, je les revois, ces inconnus, faire face à l’horizon. Mais pourrai-je me souvenir de toi, Emilio ?
Depuis la mer, mes pensées reviennent au bleu du ciel puis au bleu de l’hôpital. Je tourne la tête vers ton père, qui est toujours assis à ma gauche. Cela fait deux heures que nous attendons entre toutes ces femmes enceintes. Je porte la main à mon ventre avec l’espoir vain de te retenir. Cela ne sert à rien, car on ne résiste pas à la mort. On l’accueille.
Emilio, tu dessines une vague dans ma mémoire. De toi, je n’ai pas d’image.
À ton père, je dis : Certains ne verront jamais ni la mer ni le jour. Ton père ne pose pas de question. Il dépose sur ma joue un baiser doux avant d’aller demander à l’infirmier combien de temps nous devons encore attendre.
Ça reprend dans le noir. Ton père et moi pénétrons dans la salle d’examen qui est sombre comme la nuit. Je m’allonge sur un lit et dénude mon ventre. La technologue procède à l’échographie sans nous donner un mot d’explication, puis elle quitte la pièce. Nous attendons. La technologue revient. Nous attendons. Arrive le médecin. Et le diagnostic tombe. Mon fils, tu es mort. Dans mon utérus, il n’y a rien. Du noir. C’est le néant. Et du rouge. C’est le sang.
Ton père et moi reprenons main dans la main le chemin de la clinique des saignements. Nous redescendons de deux étages et nous attendons encore un peu. Dans son bureau, l’infirmière lit le rapport de radiologie. Cette fois, la porte qui nous sépare reste ouverte. Ton père et moi avons les mains entrelacées déposées sur son genou. Ou sur le mien. Je ne sais plus. Après dix minutes d’attente, l’infirmière nous fait signe de la rejoindre. Entre quatre murs rouges, elle nous explique qu’une grossesse sur cinq se termine par une fausse couche et qu’une femme sur quatre est concernée. Silence. Nous n’avons rien à répondre. Ton père et moi remontons d’un étage et quittons l’hôpital plus de quatre heures après y être entrés.
Le vent de mai fouette nos visages. Au milieu du stationnement de l’hôpital, une contraction me plie en deux. J’enfouis la tête dans mon écharpe. Et je demande à ton père ce qui définit la valeur d’une vie. Sa durée ? Emilio, tu as tout au plus vécu six semaines dans mon utérus. Ce n’est pas la réponse. Impossible. Les actions que nous posons, alors ? Toi, tu n’as pas posé d’autre action que celle de mourir. Les photographies que nous prenons, peut-être, comme Sophie Calle ? Mais nous n’avons aucune photographie de toi. Ou le nombre de personnes qui se souviennent de nous ? Trois personnes t’ont connu : ton père, ta sœur, ta mère. Trois personnes qui parlent de toi entre elles. Et qui mourront à leur tour, emportant ton souvenir.
Emilio, je ne suis pas Sophie Calle pour t’emmener voir la mer et te photographier. Mais je ne t’oublierai pas. Tu as changé ma vie et je ne peux que te dire merci. C’est le mot de l’étonnement et de la reconnaissance.
Emilio, aimes-tu ce que je dis de nous ? Est-ce trop sombre, intime et larmoyant comme le chant des cygnes ? Aurais-tu dit autre chose ? Le doute de l’écriture s’empare de moi. La conviction, diffuse mais tenace, que je n’ai rien à raconter et, pire, que je t’utilise, me saisit. Alors je détourne le regard. Je me lève pour prendre le thé. Je me rassois dix minutes plus tard, car le désir d’écrire est toujours là, insatiable. L’écriture est un exercice de longue haleine qui requiert amour et engagement. Comme la maternité. Et c’est toi qui me l’as enseigné.
Sur la route du retour, ton père qui ne semble pas voir les feux de circulation menace de les brûler l’un après l’autre. Une vague de larmes monte à mes yeux. La même sûrement que celle qui empêche ton père de bien voir la route. Nous les retenons, ces larmes. Nous parlons de boire une bière pour marquer la fin de la grossesse. Après 10 minutes au lieu des 15 habituelles, nous arrivons à la maison sans encombre et sans toi.
L’histoire s’écrit dans le rouge, le bleu et le noir. Le rouge encore, la couleur de la cuisine où nous préparons le souper. Je voudrais que les assiettes valsent aux murs et au sol pour étouffer le son de mes sanglots. Ton père nous sert deux bières. J’avale trois gorgées et déjà la tête me tourne. Nous mangeons des pâtes qui ne comblent pas le vide dans mon ventre.
La soirée se poursuit dans le bleu, la couleur de notre chambre où je m’allonge en criant pour que disparaisse la douleur des contractions. En face du lit, le mur est bleu comme cette mer où nous n’irons pas et où j’ai grandi. De 0 à 17 ans, je vivais 2 mois par an au bord de l’océan, chez mes grands-parents. J’étais l’aînée de leurs 18 petits-enfants et je jouais à la maman. J’ai toujours cru que je t’y emmènerais. Voir la mer.
Arrive le noir. C’est la nuit. Ton père me rejoint dans notre lit et croit que je divague à parler de mer et de néant. Il entend « mère » quand je dis « mer » et trouve que j’exagère. Nous aurons un enfant, dit-il. Il veut croire que la fausse couche ne compte pas. L’enfant mort était à naître. Il n’existait pour ainsi dire pas.
Nous en revenons à ce qui définit la valeur d’une vie. C’est le mouvement qu’elle crée. Dans le mouvement de ta vie, ton père et moi nous sommes transformés en parents. Peu nous importe si ce n’est pas écrit sur nos fronts. Nous sommes parents. Voilà. Ta vie n’a pas été insuffisante. Alors nous te laissons aller. Ton père me prend dans ses bras et nous pleurons une dernière fois. Nous ne faisons d’enfants ni pour les posséder ni pour écrire en leur nom. Je dépose mon crayon.
À présent, nous attendons la naissance de ta sœur jumelle. Dans ta chute, tu ne l’as pas emmenée. Au contraire, tu nous l’as cachée. Cette petite perle invisible à l’échographie du mois de mai et dont le cœur battait au mois de juin. De moins en moins la vie de plus en plus. Engendrée par la mort. Face à cette dernière et face au néant, je n’ai plus ni cris ni larmes, ni peur ni tristesse.
Sarah Bigourdan
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